Tableaux et Perspectives
Il nous semblait fondamental de sortir de la proclamation, afin de nous éloigner de la teneur parfois moralisante des discours tenus par les personnages, dans le roman. Nous ne voulions pas faire de nos personnages les porte-paroles de doctrines, voire de dogmes religieux (le Prince, ainsi, est le porte-voix de l’orthodoxie, qui selon lui a su, contrairement au catholicisme, protéger la figure du Christ, et empêcher qu’il ne s’humilie). Nous voulions, au contraire, leur conserver leur énigme : pourquoi, chacun, dès qu’il le rencontre, s’entiche-t-il du Prince ? Pourquoi toutes leurs actions, par la suite, sont-elles des actions auto-destructrices, et vectrices de violence ? Pourquoi l’amour, chez eux, se déclare-t-il dans et par l’insulte ? Il fallait à tout prix leur laisser leur espace, et, littéralement, le temps de se retourner. Alors, quand leurs visages s’offrent enfin, on commence à deviner chez chacun cette immense douleur que provoque l’arrivée du Prince, et qui les conduira à leur perte.
Les scènes de groupe ou les prédications du Prince
Nous avons travaillé pendant tout le premier acte sur ces scènes de groupe dans lesquelles un ou plusieurs personnages nous tournent le dos. Il y en a des rappels, surtout à l’acte III, alors que le Prince, après sa crise d’épilepsie, est retombée dans une forme d’ « idiotie » (lenteur, difficultés d’élocution), retrouvant par là-même des accents de prêcheur. Toutes ces scènes sont inspirées des scènes religieuses du Caravage, et notamment les scènes de révélation (La vocation de saint Mathieu, Le souper à Emmaüs, L’Arrestation du Christ), dans lesquelles une lumière divine accompagne souvent un geste de monstration, un personnage de dos soulignant la surprise qui s’est emparée de l’assemblée.
Nous avons construit des tableaux semblables quand le Prince raconte l’histoire de Marie, lors de sa première introduction chez les Epantchine, lors de l’anniversaire de Nastassia Filippovna, alors qu’il la demande en mariage et lui assure qu’« elle n’est pas coupable », mais aussi à l’acte III, alors que tout le monde est réuni chez la Générale et que le Prince revient sur les « idées » qui parfois s'emparent de lui (« il y a des idées, il y a des idées nobles dont il ne faut pas que je parle, parce que je fais absolument rire tout le monde. Je n’ai pas un geste comme il faut, je n’ai pas le sens de la mesure ; mes mots sont différents, ils ne répondent pas à mes idées, et cela, c’est une humiliation pour ces idées. »)

La femme de dos
Le personnage le plus énigmatique du roman est selon nous Aglaïa Ivanovna. Énigmatique, car elle ne dit presque jamais ce qu’elle pense. Elle ne cesse même d’exprimer le contraire de sa pensée - elle se moque du Prince et l’insulte - ou bien elle raconte ses rêves. D’ailleurs, l’unique fois où elle s’exprime sans prudence et sans précaution, à l’acte IV, alors qu’elle est confrontée à Nastassia Filippovna (« Si vous vouliez être une femme honnête, pourquoi n’avez vous pas laissé votre séducteur, tout simplement…. Sans ces représentations théâtrales ? ») s’ensuit une catastrophe : Nastassia renonce à son sacrifice initial, et décide d"épouser le Prince.
Or, dans ce jeu à quatre, il nous semble qu’Aglaïa est également le miroir du Prince, quand Nastassia et Rogojine se répondent. Prisonnière d’une éducation aristocratique et de sa jeunesse, elle a toujours l’air ridicule lorsqu’elle s’exprime. Pourtant, elle « reconnaît » le Prince, dès leur première rencontre, et ne va plus cesser de l’aimer, jusqu’à sa chute dans la folie. Avant d’être rattrapée par la jalousie, elle prend en pitié Nastassia, et Rogojine. Mais c’est toujours sur le ton de l’insulte : Nastassia est « folle », le Prince ridicule ». Pourtant, peu à peu, à l’acte III, puis à l’acte IV, elle connaît de véritables moments de grâce, où la douceur remplace tout à coup la colère, où arrive tout à coup dans son regard la « pensée grande comme le monde » dont parle Nastassia dans ses lettres, et où elle semble voir, en un seul instant, le passé, le présent, et le futur.
Pour cela, c’est elle qui reste le plus longtemps de dos, pour retrouver la frustration que son comportement engendre, et pour que la découverte de son visage soit une véritable révélation, lorsqu’elle a enfin lieu.

Le pauvre chevalier
Lorsque nous découvrons Aglaïa de face, c’est ainsi selon les modalités de la prolepse, ou de la révélation. Nous la découvrons d’abord en Ophélia - celle de Millais - alors qu’elle encadre la scène, pendant fantasmagorique de Nastassia/Olympia. Au début de l’acte II est ainsi déjà annoncée sa chute finale dans la folie.
Puis, à deux reprises, elle prend la parole face public. D’abord en chantant, L’Amoureuse de Barbara, dont les paroles annoncent là encore la fin du spectacle : « Celle qui tendait les bras / celle qui aimait si fort / mais qui ne le savait pas / qu’aimer encore et encore / ça vous brûle, ça vous damne ! (…) Fut-elle innocence, fut-elle démence ? / Nul ne le saura jamais »
Arrive ensuite le poème du « Pauvre chevalier », dont Aglaïa fait la lecture dans le roman, en insistant sur les similarités entre le Prince et le pauvre chevalière du poème. Le poème annonce cette fois-ci la fin du Prince, qui, comme le chevalier, mourra « muré dans le silence ». L’actrice le conte face public, en adresse direct, et l’on voit surgir le spectre d’une Aglaïa débarrassée, comme elle le souhaite, de sa jeunesse et de sa condition sociale.
