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"Le regard 'Manet'"

La volonté de faire de la scène un espace séparé, pour conférer à ce qui se passe sur scène le statut de parabole, d’énigme à déchiffrer et pas simplement de récit, nous a amenés à explorer plusieurs procédés d’éloignement : les personnages de dos, le travail sur les lumières (la plupart du temps soit en sous-exposition, soit en sur-exposition), le travail sur le rythme et sur le timbre des voix… Au rang de ces divers procédés, nous trouvons également ce que nous avons fini par nommer - parce que c’était devenu un terme efficace dans la direction d’acteurs - le « regard ‘Manet’ ». 
Nous fascinent en effet chez Manet ces regards en-dedans, qui constamment se dérobent, et qui semblent attirer les personnages vers l’envers du tableau, ou vers l’abîme. Comme l’écrit l’historien de l’art Pierre Schneider, « leur regard nous contourne ou nous traverse, comme si nous n’existions pas. […] Nous ne pouvons être là : si nous l’étions, cela signifierait qu’ils se trouvent avec nous dans notre espace balisé et mesurable, l’espace de la vie ordinaire. Or leur regard se perd dans un espace d’où a disparu tout repère perspectif. Ils voient l’abîme dans lequel ils se trouvent. »
Ce regard, nous l’avons cherché en particulier à chaque fois qu’un des personnages se retrouvait seul avec le Prince, en butte à son mystère, et près de basculer dans l’auto-anéantissement.

Aglaïa

Nous sommes à l’acte III, et Aglaïa a décidé de convoquer le Prince pour lui proposer de s’enfuir avec elle. Dans la scène précédente, elle l’a insulté, et lui a déclaré que personne jamais ne pourrait songer à l’épouser, tant il était ridicule. Elle l’a à nouveau traité d’idiot. Ici, elle récite, face public, le contenu du billet qu’elle a adressé au Prince : 
« Demain, à sept heures du matin, je viendrai au banc vert, dans le parc, et je vous attendrai. J’ai décidé de parler d’une affaire d’une importance extrême qui vous concerne directement. 
PS. – J’espère que vous ne montrerez ce billet à personne. Même si j’ai scrupule à vous écrire ce genre de recommandation, j’ai pensé que vous ne méritiez rien d’autre, et je l’ai écrite – en rougissant de honte à cause de votre caractère ridicule. »
Nous découvrons donc Aglaïa prise entre ses contradictions, amoureuse du Prince, mais refusant de l’admettre, lui écrivant un billet tout en continuant à l’insulter, prise de honte devant ses actions et ses paroles. On la retrouve ainsi, se détachant sur le fond noir de la scène, éclairée par l’avant (comme les personnages de Manet semblent éclairés par le regard des spectateurs), le regard en dedans, et comme incapable de bouger.

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Rogojine

Nous sommes au point de basculement entre l’acte III et l’acte IV. Dans sa dernière lettre à Aglaïa, Nastassia a prédit qu’elle allait mourir de la main de Rogojine. Après une vision de Rogojine poignardant Nastassia, l’acteur interprétant Rogojine s’avance, et chante face public « Le printemps des poètes ». Comme Aglaïa avant lui, il se détache sur le fond noir de la scène, avec un projecteur qui l’éclaire de face et l’écrase contre ce fond noir (nous avons travaillé sans contres, de manière précisément à « écraser » l’image). Il tient entre ses mains le couteau avec lequel il tuera Nastassia, à la fin de l’acte IV. Il rappelle L’Enfant à l’épée de Manet, comme saisi dans sa traversée de la pièce, et enfermé tout à coup dans la toile ; Rogojine, lui, se dirige tout droit vers un meurtre que tout le monde sait désormais inévitable.

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Les lettres de Nastassia Filippovna

Alors que Nastassia raconte à Aglaïa le tableau qu’elle a imaginé, avec le Christ et l’enfant, elle décrit précisément ces regards que nous avons cherchés, et que nous avons appelés « regards ‘Manet’ ». Dans son tableau, le Christ « regarde le lointain, l’horizon ; une pensée, grande comme le monde entier, repose dans son regard ; son visage est triste. ». L’enfant, lui aussi, est « pensif ». On retrouve à la fois l’absence de direction du regard, l’absorption par la pensée de l’infini, et la tristesse caractéristiques des personnages de Manet. Les trois personnages du tableau - le Prince, Aglaïa et Nastassia - se laissent alors eux aussi peu à peu traversés par ces regards ; à ce moment du spectacle, Nastassia a décidé de se sacrifier, en offrant le Prince à Aglaïa. Elles sont toutes les deux au bord de l’abîme, et s’apprêtent à y basculer, lors de leur unique et ultime confrontation, à l’acte IV.

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"Le regard 'Manet'": Couverture médiatique
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