
Présentation
Mon travail sur L’Idiot naît d’une double rencontre : celle, assez conflictuelle, avec le spectacle de Vincent Macaigne, et celle avec le roman, dans la traduction d’André Markowicz. À la découverte du spectacle de Vincent Macaigne, j’ai ressenti une profonde incompréhension face aux hurlements continus des acteurs et des actrices, et au chaos organisé, qui m’empêchaient d’aller à la rencontre de ce qui se passait sur scène, et du roman de Dostoïevski. Pourtant, mes compagnons théâtraux d’alors, et en particulier ceux qui avaient lu et apprécié le roman, m’assuraient que Macaigne, et notamment grâce à son travail sur le hurlement, avait ressaisi admirablement l’esprit du roman, les sentiments intenses d’angoisse et d’urgence qui gouvernent les personnages, le tourbillon que provoque l’arrivée du Prince Mychkine. Je me suis donc plongée dans le roman, et j’ai tout de suite été frappée par sa puissance théâtrale. Le fait que la traduction ait été d’André Markowicz a probablement contribué à ce sentiment qu’il fallait faire entendre ce texte, le faire résonner sur une scène (je venais alors de mettre en scène Les Trois Soeurs, également dans une traduction de Markowicz, et étais assez familière de cette langue).
Cependant, je n’étais toujours pas convaincue par le hurlement, alors qu’il me semblait que tous les moments qui relevaient pour moi de la plus grande intensité, dans le roman, se déroulaient au contraire à voix basse (les lettres de Nastassia Filippovna à Aglaïa Epantchina, la déclaration d’Aglaïa au Prince, la nuit de veille du corps de Nastassia Filippovna, …).
J’ai toujours pensé que les mauvaises nouvelles, les violences, se recevaient en silence. Du moins, c’est comme ça que je les reçois. Nous avons donc décidé, avec mon équipe artistique, de travailler sur la lenteur, le chuchotement et l’amenuisement. Il s’agissait de retrouver cette impression de délitement, si forte à la lecture, qui est le point commun aux destins des trois personnages principaux qui rencontrent le Prince. S’ils se débattent au début - Nastassia, effectivement, hurle lors de son anniversaire, alors qu’elle essaie encore de garder une forme de maîtrise sur son destin, Rogojine boit, insulte, et se bat, et Aglaïa proclame à qui veut l’entendre sa volonté d’en finir avec sa position sociale - au contact du Prince, tout se calme, jusqu’à s’éteindre. Aglaïa bascule dans une sorte de folie douce, Rogojine se laisse enfermer, Nastassia meurt.
Tenir cette montée vers le silence, le moindre, le rien, pendant près de trois heures, est d’une immense difficulté pour les acteurs et les actrices. Cela exige d’eux d’être constamment en tension ; du corps, et de l’esprit. Pour cela, nous avons décidé qu’ils ne quitteraient jamais la scène, toujours tendus vers la fin dont ils ont, eux, déjà connaissance.
C’est là qu’est intervenu le tableau, et le travail qu’il permettait, celui de l’immobilité dans le mouvement. Je l’ai utilisé en particulier de trois manières :
Les scènes de groupe :
Elles sont nombreuses, surtout à l’acte I, de l’introduction du Prince chez les Epantchine, à la scène de confrontation entre Rogojine et Gania chez Nastassia Filippovna, jusqu’au fatal anniversaire de Nastassia.
L’inspiration principale pour construire ces scènes a été les tableaux religieux du Caravage, et leurs diagonales extrêmement tendues, qui amènent le regard vers l’évènement principal, souvent miraculeux.
Cela me permettait de fonder tout de suite, et dès son arrivée, le pouvoir d’attraction du Prince. Il est dit, dans le roman, qu’il est extrêmement grand, ce qui est également le cas de l’actrice que j’ai choisie pour interpréter son rôle. Au premier acte, où qu’elle se trouve sur le plateau, tous les corps et tous les regards sont tournés vers elle, complètement absorbés par ses gestes et ses discours.
La question du regard :
Le travail de retrait que je souhaitais faire avec mes comédiens passait également par un travail sur l’adresse - qu’il s’agisse de leurs échanges entre eux, ou de leur rapport avec le public. Si je souhaitais que l’acte I se déroule en vase clos, et presque dos au public, pour marquer de manière définitive la séparation entre notre monde et le leur, il était tout aussi important qu’ils finissent par se retourner, afin que l’on découvre leurs visages, invitations à déchiffrer le mystère qui entoure ces personnages. Pour maintenir cet éloignement, et parce que je suis convaincue qu’au moment où ils rencontrent le Prince, ils n’appartiennent déjà plus à la sphère des vivants, nous avons travaillé ce regard que l’on trouve dans les portraits de Manet, ou encore dans ceux de Cézanne : c’est un regard en-dedans, qui échappe au spectateur même lorsque les personnages nous font face, qui les ramène vers le fond de la toile plutôt que de les amener vers nous. Au fond, c’est un regard anti-iconique, qui amène le soupçon qu’il n’y a rien, derrière la toile. Ce regard de détresse qui est celui de nos trois personnages principaux traduit peut-être ce que leur a révélé leur rencontre avec le Prince : qu’il n’y a rien pour recevoir leur amour.
La question des Figures
La manière dont Dostoïevski tisse dans son roman des dialogues qui semblent tout droit sortis d’une pièce de théâtre russe, des contes philosophiques, et des épisodes bibliques, fait émerger des Figures auxquelles il est possible d’identifier chaque personnage. La proximité entre le Christ et le Prince Mychkine a été beaucoup commentée, mais les autres personnages rappellent encore d’autres figures bibliques, et il s’est agi de les faire apparaître, en travaillant en particulier sur l’iconographie des saints.
Le seul tableau qui apparaît effectivement, Le Christ mort d’Holbein, fait quant à lui figure de piège, dans sa dérisoire apparition. Il semble d'abord fonctionner comme décor, dans une utilisation purement illustrative - alors que Rogojine et le Prince sont en train de le commenter, à l’acte II. Il annonce en fait la mort de Nastassia Filippovna, qu’on retrouvera dans la même position à la fin de l’acte IV. Les trois personnages qui gravitent autour du Prince sont en effet, selon moi, des personnages christiques, au même titre que le Prince, et c’est ce double basculement, du Prince-Christ devenu figure de l’humanité pécheresse, aux trois personnages figures de pécheurs devenus christiques, qu’il s’est agi de faire toucher du doigt.