Une scène à deux personnages
Nécessaire altérité
La figure de la Femme Aveugle apporte une ultime variation sur le regard, et ramène sur la scène une forme d’Altérité. Elle permet que soit toujours concrètement représenté le regard de l’Autre, et particulièrement ce regard très particulier, qui regarde sans voir et qui amène à la violence. Ainsi, malgré ses lunettes d’aveugle, elle ne quitte jamais le narrateur des yeux.
C’est pourtant, comme la vieille femme du récit de Toni Morrison, une figure capable de vision, et, à trois reprises, nous la découvrons sans ses lunettes d’aveugle : lorsqu’on entend les textes de Morrison, lorsqu’on entend celui de Tony Kushner, et lors de la scène finale, au son des Beatles. Apparaît à chaque fois la possibilité d’un autre regard, bienveillant et capable d’ouvrir à une rencontre.
À chaque fois qu’elle ôte ses lunettes, c’est elle qui s’expose au regard du narrateur, et, comme le vieil homme de la nouvelle, nous ne savons plus si elle est l’oppresseur ou la victime. C’est ce cercle infini, où l’on ne cesse de passer de l’un à l’autre, qu’il était important de retrouver sur scène, et la raison pour laquelle il était nécessaire que deux personnages se tiennent en même temps dans l’espace scénique.
La possibilité d'une rencontre
Alors qu’elle apparaît d’abord comme une figure impassible, figure beckettienne d’Auditeur qui reçoit un récit dont on ne sait s’il lui est réellement adressé, cette Femme aveugle, dès la deuxième partie, puis au moment du récit du meurtre, apparaît comme son instigatrice, alors qu’elle incite, par ses battements de tambour, le narrateur à l’action, et qu’elle finit par lui tendre les armes de son crime.
Cependant, une fois le crime accompli, les positions s’inversent peu à peu : elle devient l’objet de la fureur du narrateur, qui ne comprend pas qu’elle ait arrêté de battre tambour, quand il continue à entendre les battements du cœur de sa victime. Lors de la dernière partie, les positions dans lesquelles nous avions découvert les deux Figures sont finalement inversées ; c’est alors seulement qu’un échange de regards peut avoir lieu, qui permet d’envisager, si ce n’est une rencontre, du moins la possibilité d’une co-existence.
