La concrétion des temps
Une des questions récurrentes qui avait été soulevée lors de nos échanges était celle du temps. Miriam nourrissait le désir de réussir à créer un espace qui contiendrait en lui à la fois le passé, le présent, et le futur, « exactement comme dans un tableau ». Chaque moment de la performance, pris isolément, devait donc contenir à la fois des traces du moment passé, tout en annonçant le tableau à venir. Cette volonté de ressaisir en un seul cadre le temps qui passe avait deux sources :
Miriam continuait à poser la question de la légitimité du corps - en particulier du corps noir, du corps féminin, et du corps dansant - dans un espace d’art autre que le studio de danse. Nous pressentions qu’une solution à cela pourrait être de replacer le corps dans son histoire, de lui donner une épaisseur historique. Pour cela, il y avait d’un côté la question des Figures par lesquelles le corps se laissait traverser, qui est une autre partie de notre travail. De l’autre, l’idée que le corps, à chaque instant, sait à la fois d’où il vient, et où il va : il s’agissait alors de rendre concret et visible cet itinéraire, ces déplacements, pour lutter contre la triple invisibilisation qui s’exerçait à l’endroit de ce corps : invisibilisation du modèle en peinture, soumis au regard - le plus souvent masculin - et cantonné à une extrême passivité, invisibilisation du corps noir dans le champ de l’histoire de l’art occidental, invisibilisation du corps dansant sorti de sa sphère (le studio ou l’opéra).
La question de l’apparaître et du regard, alors que nous nous interrogions sur la possibilité de transmettre une expérience spécifique aux spectateurs. Réussir à faire tenir ensemble "passé, présent et futur" pourrait ainsi permettre de rejouer à chaque instant l’apparition de la forme.
Nous avions pour cette recherche deux outils précieux à notre disposition : la peinture, et en particulier le fait que la peinture - contrairement au tableau achevé - puisse être mobilisée dans le temps, et le mouvement.
La peinture et la trace
La peinture, lorsqu’elle s’écoule, permet de rendre concret, et presque épais, le temps qui passe. Nous avons donc mis en place un dispositif qui permettait de voir cette peinture s’écouler - non par jets - mais régulièrement, de manière continue et pendant toute la durée de la performance. Nous avons ainsi accroché au plafond de la salle d’expression artistique des poches de perfusion remplies de peinture - rouge, noire et bleue - dont sortaient des fils (fils blancs de couture), tendus jusqu’au sol, et maintenus au sol par de lourdes briques. Les fils sont invisibles aux spectateurs tant que la peinture n’a pas commencé à s’écouler. Lorsque l’on ouvre les poches, la peinture commence à couler, goutte à goutte, révélant peu à peu le fil tendu ; elle finit par atteindre le sol, ou la danseuse qui lors de la performance, évolue en manipulant les différents fils. Ce dispositif fonctionne donc un peu comme un sablier de peinture, la poche se vidant au fur et à mesure de la performance, une flaque de peinture se créant peu à peu au sol, tandis que les gouttes qui glissent le long du fil rythment la performance et nous donnent la mesure du temps.
La performeuse, qui dès le début de la performance est reliée à un des fils de l’installation (celui de la peinture rouge), est rapidement recouverte de peinture. À partir de là, tous ses mouvements sont enregistrés, alors qu’elle laisse derrière elle des traces, au fur et à mesure qu’elle se déplace.
La trace de peinture enregistre le mouvement passé, tandis que l’écoulement régulier de peinture annonce le tableau à venir.

Hésitations
Pour cette performance, Miriam et Michaël ont développé une gestuelle qui laissait une grande place à l’hésitation. Ces allers-retours, sur les « tricots » du Concerto italien de J.S. Bach, et que l’on retrouve à la fois au plan « macroscopique » du corps - Michaël s’avance, se ravise, y retourne - et au plan « microscope » du geste, de la main au regard, permettent également une forme de voyage dans le temps : la main progresse un temps, puis revient en arrière, au lieu de son origine, avant de renouer avec le premier geste, qu’elle développe …

Le miroir
Nous avons également placé, au fond de la salle, en dehors de l’espace de la performance, un miroir. Il devait permettre, à l’origine, de « faire le tour » de la danseuse, comme on le ferait d’une sculpture. Nous avions abandonné l’idée première, qui était de la faire évoluer sur un socle - qui permettait de court-circuiter la difficulté d’arriver dans l’espace, mais empêchait du même coup le travail que l’on voulait faire sur l’apparition - mais nous voulions garder l’idée d’une figure qui nous apparaîtrait en trois dimensions.
Or, le miroir résout également le problème de la linéarité, dans l’appréhension d’une sculpture. Il est en effet impossible de voir en même temps toutes les faces d’une sculpture, et il faut lui tourner autour, dans le temps, pour la découvrir toute entière. Le miroir nous découvre la danseuse en son entier, il concentre une découverte qui se fait normalement par étapes, et contribue ainsi à la concrétion des temps qui est l’objet de notre recherche.
