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La mise en scène du meurtre

Le meurtre comme œuvre d'art : l'atelier du peintre

Dans la nouvelle de Poe, le narrateur décrit avec précision, mais surtout avec une grande fierté, comment il a commis ce qu’il considère être le crime parfait. Poe inaugure avec cette nouvelle une tradition qui connaîtra après lui un grand succès, d’Agatha Christie à Dexter : celle du récit d’un meurtre à la première personne. Sa nouvelle fonctionne ainsi comme le pendant de ses nouvelles policières, où le détective tente de se mettre dans la peau du coupable.

Le meurtre, dans The Tell-Tale Heart, est décrit comme une œuvre d’art. Il s’accomplit en trois phases : une phase de préparation, une phase d’exécution, et une phase de contemplation. Nous avons donc décidé de faire de ce lieu, délimité au sol par la reproduction en immense de la lithographie, et au mur par les reproductions, plus petites, des dessins de Redon, un atelier d’artiste, dans lequel le narrateur-assassin pouvait procéder à l’accomplissement de son œuvre. Par un heureux concours de circonstances, nous avons effectivement pu tourner dans un atelier d’artiste peintre, qui fournit le décor plus large de notre objet. Sur scène, nous retrouvons les outils du peintre, pots, peinture et pinceaux, qui délimitent, à cour, son domaine.

De la préparation de la toile à son exposition

La phase de préparation est minutieusement décrite. Le narrateur, à chaque fois, évoque son travail, ou son œuvre (« Si vous aviez vu avec quelle sagesse je procédai ! — avec quelle précaution, — avec quelle prévoyance, — avec quelle dissimulation je me mis à l’œuvre ! »). Il s’agit d’un travail de précision : toutes les nuits, pendant sept nuits, il ouvre précautionneusement sa lanterne de manière à ce qu’un mince rayon de lumière tombe précisément sur l’œil du vieil homme. L’œuvre commence à se dessiner. Nous avons donc travaillé cette phase d’approche dans une grande lenteur, doublée d’une grande précision dans les gestes. 

La phase d’exécution, en revanche, est extrêmement rapide, tout en restant très précise : lorsqu’enfin le rayon, fin comme « un fil d’araignée », tombe sur l’œil ouvert, tous les éléments du tableau sont en place. Le narrateur s’élance dans la chambre, fait tomber sa victime au sol, et l’écrase de tout le poids de son sommier. En trois gestes précis, l’œuvre est faite. C’est à la technique du dripping que nous avons emprunté pour cette seconde phase, qui permettait de conjuguer rapidité de l’exécution et précision du geste. Nous avons utilisé de la peinture noire ; la peinture, projetée sur l’œil, le crève symboliquement. 

Alors commence la phase de contemplation. Le narrateur, d'abord, prend du recul, et regarde le corps du vieil homme (« Le vieux était mort. Je relevai le lit, et j’examinai le corps. Oui, il était roide, roide mort. ») Commence alors le deuxième moment de cette phase de contemplation : la dissimulation du cadavre. Elle est faite avec autant de précautions que celles prises lors de la phase de préparation : « J’arrachai trois planches du parquet de la chambre, et je déposai le corps entre les voliges. Puis je replaçai les feuilles si habilement, si adroitement, qu’aucun œil humain — pas même le sien ! — n’aurait pu y découvrir quelque chose de louche. Il n’y avait rien à laver, — pas une souillure, — pas une tache de sang. » Cette minutie dans la disposition des feuilles, doublée de l’insistance sur la propreté, après un travail salissant, évoquait l’exposition. L’acteur, alors, se saisit de l’œil recouvert de peinture, et va l’accrocher au mur : par ce geste, il donne à sentir l’extrême fierté du narrateur, qui transparaît tout au long de la nouvelle.

La dissociation des gestes et du récit

Il est vite apparu, au cours des répétitions, que l’accomplissement des différents gestes menant à l’accomplissement de l’œuvre et à son exposition devaient être dissociés du récit effectif du meurtre ; nous basculions sinon dans une forme d’illustration et d’assagissement de la nouvelle. 

Découvrir d’abord le meurtre en silence et en gestes, sans explication, avant de l’entendre raconté, permettait à la fois de retrouver sur scène le mouvement de la nouvelle, dans laquelle le récit du meurtre est fait a posteriori, et semble pris dans une forme de circularité, comme s’il était sans cesse rejoué dans l’esprit du narrateur - il s’agissait, entre d’autres termes, de travailler le meurtre comme cauchemar, ou comme hantise ; si l’on en revient à l’idée que le meurtre se déroule aussi dans l’esprit du narrateur, cela permettait de déplier sa psyché - fort complexe, comme toujours chez les narrateurs de Poe - et de faire voir en même temps le crime parfait comme œuvre (lors de la partie silencieuse), et les conséquences de ce crime sur le narrateur (lors de la partie contée).

La mise en scène du meurtre: Couverture médiatique
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