Beauty examined ou la question du regard
Kerry James Marshall, Beauty examined (1993)
Le tableau de Kerry James Marshall, Beauty Examined (1993), a fourni le point de départ extrêmement concret de notre résidence. On y voit le cadavre d’une femme, qui repose sur une table d’examen. Elle est entourée de descriptions laconiques de certaines de ses statistiques vitales (âge, poids, couleur…). Ce tableau pose la question du regard ; devant nous, un corps noir, qui est aussi un corps de femme, est froidement disséqué, et exhibé. La tête de cette femme est tournée vers le spectateur, et pourtant, son regard nous échappe, comme si elle regardait déjà plus loin.

Le regard de la morte
Alors que nous voulions poser la question de la mise en jeu du corps féminin, et du corps noir, dans l’espace de la représentation, le tableau de Kerry James Marshall nous apparaissait comme un point de départ extrêmement intéressant. Il s’agissait précisément de passer du corps objectivé, mesuré, jugé, et donc un corps victimaire, à un corps-sujet, qui, tout en restant dans l’espace de la représentation, et donc tout en continuant à être un objet de contemplation, pourrait nous renvoyer notre regard, et nous amener à nous mettre, nous spectateurs, en question.
Pour que cette transformation ait lieu, il me semblait nécessaire de retrouver ce regard qui sur le tableau nous échappe, afin que ce corps, objet d’accusation, devienne lieu-origine d’une mise en question, et peut-être même, d’une accusation. J’ai donc demandé à Miriam, qui avait été adopté la même position que la femme du tableau, de plonger son regard dans celui du spectateur. Cela, en retour, lui a permis d’envisager une sortie de son état premier, passif, d’exposition.

Une présence étrangère
Un des problèmes récurrents qui se posait à Miriam, lors de ses performances, était celui de l’application de la peinture sur son corps. Alors qu’elle considérait cette application de peinture comme un geste qui devait lui permettre de disparaître, de se fondre dans son environnement plastique, l’auto-application de peinture lui semblait trop démonstrative, et comme prématurée par rapport au processus qui devait lui permettre, dans un temps plus long, de reparaître.
La question de l’intervention d’une deuxième personne dans l’espace de la performance s’est donc rapidement posée. Miriam a proposé à un autre artiste et chorégraphe, Michael Getman, avec lequel elle avait dansé lors de ses années européennes, de se joindre à nous pendant la semaine de résidence à Paris.
L’arrivée, dans le cadre, de cette présence étrangère, a immédiatement fait surgir une violence inattendue. La présence de Michael était d’autant plus étrangère qu’il n’avait pas pris part à la longue conversation qui amenait à ce moment effectif de rencontre. Nous en avons profité pour travailler sur les contrastes. Miriam est allongée, presque nue, corps noir et féminin, qui nous contemple. Lui est debout, vêtu, corps blanc et masculin ; le plus souvent, il nous tourne le dos. Tous ses gestes, alors qu’il évolue autour de Miriam, sont lourds de menace, même lorsqu’il semble lui préparer le terrain, ou qu’il tente de l’aider, en la libérant de ce poids qui, très littéralement, lui écrase le ventre.
En même temps, sa présence libère le champ du regard. Avec lui est matérialisé le regard présupposé par le tableau de Kerry James Marshall, actif, agressif, violent. Il ménage un autre endroit possible pour les spectateurs, et, alors que Miriam accroche son regard à celui des spectateurs, ils ont à leur tour, et en même temps que la performeuse, la possibilité d'essayer de réinventer ensemble le rapport regardant-regardé.
