



Kenza Jernite - SACRe
Présentation
Depuis le début de mon cursus en études théâtrales, j’ai toujours mené en parallèle recherches théoriques et travail de mise en scène. Le plus souvent, ces travaux se répondaient. Que le lien soit évident - ainsi, alors que j’écrivais un mémoire sur la présence de la peinture dans les pièces courtes de Samuel Beckett, j’ai monté en parallèle Fin de Partie au théâtre de l’École Normale Supérieure - ou plus lâche, des échos ne cessaient de se créer, la pratique venant nourrir la recherche qui à son tour la nourrissait.
Ainsi, je n’aurais probablement pas compris l’insistance obsessionnelle de Beckett (et de ses ayant-droits) pour le respect à la lettre du texte et de ses didascalies, si je n’avais pas, au cours des répétitions, pu éprouver la teneur symphonique de ses compositions. Les déplacements, les silences et les pauses, chez Samuel Beckett, s’inscrivent dans une partition où chaque élément du plateau - son, texte, image, mouvements - est agencé en fonction de tous les autres. En cela, comme je l’ai découvert en m’y affrontant, Beckett, malgré le fait qu’il ait écrit ses pièces et que tous ces textes aient été publiés, appartient bien davantage à la catégorie des dramaturges de plateau - qui composent avec tous les éléments de la scène - qu’à celle d’un théâtre de textes. C’est à partir de cette réalisation que j’ai pu mesurer la place fondamentale prise par la peinture dans son théâtre, en même temps que j’ai pu commencer à esquisser une généalogie d’un théâtre de la peinture, qui irait d’Antonin Artaud à Romeo Castellucci.
Quelques temps plus tard, j’ai commencé à travailler à une mise en scène des Trois Sœurs de Tchekhov. Au fur et à mesure que nous avancions dans le travail, j’ai été frappée de retrouver, presque textuellement, de morceaux de textes que l’on retrouvait intacts dans les dramaticules de Beckett que j’avais étudiés pour mon mémoire (la traduction d’André Markowicz, sans doute, accentuaient les ressemblances…). Le travail de Beckett sur la stase empruntait ainsi à celui de Tchekhov ; des trois sœurs portées tout au long de la pièce par le rêve d’aller à Moscou, mais qui ne bougent qu’à peine, à la spirale beckettienne, de l’arbre mort du premier acte d’En attendant Godot à l’arbre avec feuille du second acte, il y avait un lien que nous avons retrouvé en faisant surgir au quatrième acte de notre mise en scène les figures beckettiennes d’arbres décharnés et d’acteurs en chapeaux melons, en nous inspirant également du travail rythmique que nous avions effectué dans Fin de Partie.
Au moment de commencer ma thèse, il était donc évident pour moi que ma recherche - et particulièrement une recherche aussi visuelle et concrète que la mienne - devait continuer d’être accompagnée par une recherche au plateau. Tout comme je réfléchis par et à travers les spectacles que je vois, certaines prises de conscience ne me sont accessibles que par mon travail de mise en scène, aux côtés des acteurs et des actrices. C’est dans cette optique que j’ai décidé d’inscrire ma thèse dans le programme doctoral SACRe, qui me permettait non seulement de continuer à mener en parallèle mes recherches théoriques et pratiques, mais encore de les faire se rencontrer.
Ayant intégré le programme doctoral SACRe en tant que théoricienne (il était attendu de moi que je poursuive mes recherches théoriques et que j’écrive, à partir de ces recherches, un mémoire de thèse), j’étais laissée libre de la manière dont j’organiserais le volet pratique de ma recherche. En ce sens, il ne s’est pas agi d’une « recherche-création » au sens strict du terme, au cours de laquelle j’aurais mis en place des protocoles de recherche visant à éprouver des hypothèses de travail. Bien plutôt, il s’est agi pour moi de continuer ce dialogue débuté quelques années auparavant entre un travail théorique et académique nécessairement assez cadré, et un travail au plateau où pouvaient librement se développer des sensations, des intuitions, voire des obsessions (on verra que la question du regard revient constamment dans mon travail scénique) qui n’avaient pas forcément toujours de rapport direct avec ma recherche théorique. Cet endroit où l’on ne sait pas encore ce qu’on cherche, fondamental pour que des questions continuent à surgir, je l’ai ainsi d’abord trouvé au plateau.
Je présente ici le fruit de ces quatre années de libres allers-retours entre la théorie et la scène. Ces trois volets pratiques enregistrent en même temps qu’ils les accompagnent les évolutions dans ma recherche théorique et dans mon écriture.
L’Idiot, une adaptation pour la scène du roman de Dostoïevski, explore ainsi la question de la scène « hantée » par la peinture ; c’est un travail sur le cadre, sur la scène comme tableau, sur les corps et les gestes des acteurs et actrices, traversés par des Figures issues le plus souvent de l’histoire de l’art occidental. On y présente également un travail sur les portraits de Manet, et sur ce regard absent, ou détaché, qu’arborent ses personnages (travail d’un lien « coupé » entre les acteurs et les spectateurs).
L’Idiot est le seul travail qui ait donné lieu à un spectacle, joué en juin 2017 au théâtre de l’École Normale Supérieure. Le spectacle, d’une durée de 2h45, a été entièrement capté. En ce qui concerne ce premier objet, je travaille donc à la fois sur des photographies et sur des extraits vidéos du spectacle.
In Absentia est le fruit d’une résidence de recherche, lors de laquelle j’ai collaboré avec une danseuse et artiste visuelle américaine, qui, dans sa pratique, travaillait déjà avec de la peinture, cette fois à l’état liquide : nous avons travaillé ensemble sur la question de l’apparaître, sur ce moment en particulier où, la peinture ayant rencontré une surface, quelque chose vient au monde. En parallèle, nous avons développé une réflexion sur ce corps « minoritaire » (féminin, noir,…) recouvert de peinture, et sur la manière dont il peut trouver sa place dans une histoire de l’art qui lui a toujours assigné une place bien déterminée.
In Absentia est un projet en cours - et je présente ici le résultat d’une semaine de résidence. Les photographies comme les vidéos sont donc simplement des archives de ce travail en cours.
The Tell-Tale Heart, le troisième et dernier volet de cette partie pratique, apparaît comme une synthèse de deux éléments explorés jusqu’ici séparément : le tableau comme modèle de composition pour la scène, et l’arrivée de la peinture liquide comme mise en danger du performeur ou de l’acteur, mais également outil de renouveau pour la composition scénique, hors langage.
Ce dernier volet, sur lequel j’ai travaillé en collaboration avec une vidéaste, a donné lieu à un objet filmique (en raison de la crise sanitaire, nous étions en effet dans l’incapacité de prévoir des répétitions et des représentations pour un spectacle de théâtre).
Pour chacun des trois volets, je commence pas présenter les réflexions et écrits qui ont précédé leur réalisation : ils ont pu prendre la forme d’un journal de travail, de conversations, ou encore simplement d’hypothèses et de pistes de réflexion.
Je présente dans un deuxième temps les éléments du travail achevé qui ont le plus nourri - et qui ont été nourris par - ma recherche théorique. Je reviens ainsi sur des questions de compositions scéniques, d’écoulement de peinture, de regards et d’adresses, etc. Ces courts textes sont accompagnés d’images et de photographies de mes différents travaux.
Enfin, je présente, pour les deux premiers volets, quelques extraits vidéos du travail ; pour le dernier volet, qui est un travail vidéo, l’intégralité du film est disponible.
Événements à venir
- sam. 21 nov.Ecole Normale Supérieure - Salle Dussane21 nov. 2020, 09:00Ecole Normale Supérieure - Salle Dussane, 45 rue d'Ulm 75005 Paris